La
Casse des Syndicats :
l'autre
« front » de Marine Le Pen
La montée du Front National
inquiète : abandonnés par une soi-disant « gauche de
gouvernement » aujourd'hui à genoux devant la Commission
Européenne, le MEDEF, la finance et le FMI, nombre d'électeurs et
électrices sont sensibles aux discours de sa porte-parole souriante,
charismatique et qui accorde une large place aux questions
sociales dans ses interventions médiatiques. De son côté, le PS a
déserté ce terrain au profit de la sacro-sainte compétitivité, de
l'indispensable confiance des marchés et des impératifs budgétaires
fixés par Bruxelles.
Laissons les là, n'en parlons plus ;
ils ont capitulé, abandonné en chemin ceux et celles qu'ils
prétendaient défendre. Marine Le Pen et son parti progressent dans
l'opinion ; la classe politique s'en préoccupe, notamment en
cette période électorale. Aujourd’hui une double tâche incombe à
la gauche digne de ce nom : elle doit en effet rester fidèle à
son histoire, à ses idéaux, tout en portant un projet d'avenir,
redonner l'espoir, réinventer « Les Jours Heureux ».
Voici pour le volet politique : mais qu'en est-il du terrain
syndical ? Pour les actuels dirigeants du Front National,
séduire le monde du travail, jouer si possible un rôle dans les
organisations censées défendre ses intérêts s'avère essentiel ;
ses adversaires y voient au contraire un autre terrain de résistance,
peu couvert par les grands médias, mais sur lequel la plus grande
vigilance s'impose.
Confrontée à cette difficulté, la
CGT a ouvert des journées d'études intersyndicales, comme comme
celle tenue à Lille le 6 mars dernier. La nécessaire mais attendue
évocation de l'histoire récente tint lieu d'introduction et
conduisit rapidement les participants à réfléchir tant sur les
parallèles avec la situation actuelle qu'à l'évolution du monde ;
car si le contexte semble comparable, il n'en est pas pour autant
identique.
Progression régulière du chômage,
instabilité en Europe et dans le monde, crise économique et
financière ; ces éléments combinés rappellent certes une
période de sinistre mémoire. Confrontés à cette apparente
répétition de l'histoire, il nous faut analyser de possibles
analogies ; mais se référer seulement à la glorieuse
résistance antifasciste, antinazie sera-t-il opérant dans le
contexte actuel ? Etudier les années 30-40 met évidemment à
jour certaines constantes dans la montée des extrême-droites :
émergence lors des retours cycliques des crises du capitalisme,
incapacité des partis sociaux-démocrates à répondre aux attentes
populaires ; pour sortir de l'impasse politique et se maintenir
au pouvoir autant que faire se peut, ceux-ci choisissent alors la
démission, l’alliance facile, confortable avec le centre et à la
droite. Abandonnés face au chômage, à la pauvreté, à l'injustice
certains croient trouver une réponse, un espoir en ceux qui comme au
FN désignent l'autre, l'étranger comme première cause de leurs
souffrances. Hier le Juif, aujourd'hui l'immigré clandestin ou le
Rom constituent le bouc émissaire idéal ; ses porte-parole
rééditent une stratégie déjà utilisée en accompagnant leur
xénophobie de considérations sociales, dénonçant les inégalités
croissantes, les dérives du capitalisme financier auxquelles les
partis traditionnels ne posent aucune limite, osent-ils encore se
dire « de gauche ». Le temps passe, le danger d'extrême
droite demeure …
Nous ne pouvons cependant ignorer les
bouleversements géopolitiques, l'évolution des mentalités,
l'impact des nouvelles technologies ; nous devons comprendre
aussi la capacité du Front National à adapter sa stratégie et son
discours au XXIème siècle. En se donnant pour porte-parole la fille
de son ancien dirigeant, il assure à la fois la continuité – le
parti reste aux mains de la famille Le Pen - et le changement en
confiant sa représentation à une femme, de surcroît communicante
de talent; le même logiciel peut-être, mais dans sa version 2.0, le
FN en 4G. Il s'agit aujourd'hui de conquérir aussi un électorat
féminin, peu sensible aux vieilles antiennes colonialistes ;
Marine Le Pen veille donc à ne pas se poser en nostalgique d'une
époque révolue. Le contenu ne change guère, mais la nouvelle
porte-parole dont ce parti s'est doté s'avère d'une dangereuse
habileté ; elle l'habille, le relooke, annonce des régressions
tout en parvenant à les maquiller, à les déguiser en avancées
sociales.
Prenons par exemple la question des
femmes: d'un point de vue strictement légal, Madame Le Pen
présidente, la loi sur l'avortement resterait en vigueur ;
cependant de nouvelles dispositions – remboursement moindre,
fermeture de nombreux plannings familiaux - limiteraient l'accès à
ce droit au point de le rendre inopérant de fait, réservant cette
solution aux femmes financièrement aisées. Le salaire maternel
annoncé – au demeurant inférieur au seuil de pauvreté -
renverrait celles-ci à la maison, les confinant dans le
traditionnel rôle de mère. Pourtant, dans le contexte
socio-économique actuel, nous nous trouvons confrontés à un
problème : car lorsqu'on élève seule ses enfants, la
proposition peut sembler séduisante comparée à la seule
perspective de contrats précaires dans des entreprises de services,
faiblement rémunérés et au renouvellement incertain. A ce maigre
salaire il faut aussi retrancher les frais de transports et
d'assistante maternelle; comment pouvons-nous alors sérieusement
présenter l'actuelle situation comme émancipatrice ?
La vraie gauche n'a certes jamais cru
ni fait croire aux chimères d'une Europe synonyme de paix et de
progrès social ; nous en avons longtemps payé le prix, passant
alors pour archaïques face aux modernes ; mais aujourd'hui le
masque est tombé, les peuples soumis à une austérité croissante
réalisent la supercherie ; de ce fait le repli national que
préconise le FN revêt une dimension salvatrice. « L'Europe,
oui mais pas celle-là » : belle et juste formule de
Marie-George Buffet prononcée il y a maintenant quelques années ;
mais face au rouleau compresseur du capitalisme financier, comment la
rendre crédible en pleine hécatombe sociale? C'est
affligeant, désespérant même car reconnaissons-le, notre
adversaire tient beaucoup de bonnes cartes en main ; mais quand
l'avenir s'assombrit, un devoir incombe à la gauche : ramener
la lumière, éclairer le chemin vers l'espoir. Telle est l'équation
à résoudre ; comment y parvenir ?
Commençons donc d'abord par définir
d'authentiques priorités : qualifier Marine Le Pen de
«fasciste » nous permettra-t-il d'empêcher sa progression ?
« No Pasaran », « El Pueblo Unido », « Le
fascisme ne passera pas ! » : beaux slogans, maintes
fois entendus, scandés poings levés et qui toujours nous émeuvent
jusqu'aux larmes, nous donnent le frisson, font fraterniser des
inconnus unis dans une même cause. Est-ce cependant l’outil dont
nous avons à présent besoin? Comment, sur le dojo politique,
s'adapter à l'adversaire pour l'affronter confiants, en toute
sérénité, sachant que : « Nous, On Peut » ?
Les succès du Front National se
mesurent avant tout dans les urnes ; concentrons-nous donc sur
son électorat, ses craintes, ses attentes. Plus que réviser nos
leçons d’histoire et relire nos classiques, nous devrions plutôt
nous intéresser aux récents travaux d’Aydée Soubeyran et de
Nicolas Lebourg, tous deux attentifs aux pratiques du FN à Hénin
Beaumont, puis nous interroger sur les nôtres. Cette journaliste de
Libération,
ce chercheur, ont longuement enquêté sur Steve Briois, sur la façon
dont il a patiemment conquis un électorat ni spécialement fasciste
ni non plus raciste, juste des personnes dégoûtées des sombres
affaires dans lequel trempe le PS du Nord-Pas de Calais quand eux se
débattent avec les difficultés du quotidien. Tous ceux et celles
d’entre nous qui ont l’expérience du porte à porte ont entendu
l’appel de détresse qui nous est parfois lancé lorsqu’allant à
la rencontre des électeurs, nous sommes amenés à ranger notre
argumentaire, à nous taire et à écouter, à mesurer intérieurement
les attentes, les angoisses face au lendemain, l’amertume et la
douleur face à l’abandon. On peut alors oublier les chiffres du
chômage, de la répartition des richesses, les failles et
contradictions des traités européens grâce auxquelles on peut
sommes toutes assez facilement désobéir –encore faut-il en avoir
la volonté et le courage politiques-. Ces gens là ne nous jugeront
pas sur notre capacité à réussir un grand oral de grande école,
ni sur notre aptitude à contrer de soi-disant experts mais sur notre
empathie, notre détermination à répondre à l’urgence sociale,
aux gens et pas aux chiffres, à nous montrer capables de mettre
effectivement en œuvre « L’Humain d’Abord ». Il nous
faudra sûrement pour cela secouer nos certitudes car si les
syndicats, les partis et associations dans lesquels nous militons
nous donnent de précieuses clés, ils n’en détiennent pas pour
autant la vérité ; l’alternative reste à construire, à
inventer, non pas entre nous, mais avec eux.
C'est là l'une des clés du succès ;
une autre réside dans notre capacité d'ouverture à tous ceux et
celles qui, bien que déterminés à combattre l'ordre social actuel,
ne trouvent pas leur place dans les partis politiques ou les
syndicats : mouvements libertaires, Indignés, Anonymous ;
leurs réflexions sur la démocratie, les fonctionnements, la
représentativité sont riches d'un enseignement indispensable aux
structures traditionnelles, intégrées à l'institution malgré la
radicalité du discours et des slogans. Peut-on en effet sérieusement
envisager l'émergence d'un vaste et profond mouvement contestataire
sans questionner inlassablement nos références et nos certitudes ?
N'oublions pas non plus la dimension culturelle ou contre-culturelle
car la réflexion politique traverse aussi d'autres milieux comme
ceux des militants des logiciels libres, des grapheurs et des
rappeurs … pas de changement sur le fond sans interroger la forme,
pas de « révolution citoyenne » si l'on persiste à voir
le mandat électoral comme une fin en soi.
La bête immonde est toujours prête à
resurgir si elle a jamais disparu; nous en sommes conscients,
mais ne négligeons pas son aptitude à muter. Elle a aujourd'hui
pris la forme du néo-libéralisme et elle exerce sa dictature par la
pensée unique, voire la non-pensée. Quel magnifique terreau pour
que prolifèrent les idées racistes, discours que le FN n'a dès
lors plus besoin de tenir, préférant désormais rassurer et
séduire. Qu’importe en effet à Gullum de redevenir Smeaghol,
pourvu qu’il ait le Précieux Anneau? Souvenons-nous cette fois des
erreurs commises dans le passé : il nous serait en effet fatal
de vouloir à notre tour nous l’approprier de manière
définitive; à nous de savoir le lui prendre, le lui arracher, non
plus cette fois pour le posséder à notre tour, mais pour au
contraire le détruire car le pouvoir, tout comme les richesses, doit
se partager et s'exercer dans un processus de transformation
permanente.
Jean-Claude Petit, article également publié sur la page Facebook "A Gauche Lambersart" ainsi que dans Médiapart.